- RETZ (CARDINAL DE)
- RETZ (CARDINAL DE)Longtemps, Paul de Gondi a été un prêtre franchement scandaleux, factieux, opportuniste et maladroit. Mais il fut aussi – encore que plus rarement – coadjuteur, familier du pavé de Paris, champion de la romanité, élève de «M. Vincent», proscrit et pénitent de dom Hennezon. Peu à peu, il quitte ce personnage douteux pour devenir ce qu’il est: un des grands écrivains de son temps; sa vie entière se confond avec ses écrits. Non pas seulement parce que sa plume lui fut une arme, mais parce qu’il écrit comme il a rêvé, comme il a tenté de vivre.«Dans le parterre»Il a commencé sa vie à Montmirail; très tôt «attaché à l’Église», il mène de front, dès 1632, galanteries, duels, études. En 1639, il entre en littérature avec une nouvelle historique, La Conjuration de Fiesque , épisode de l’histoire de Gênes au XVIe siècle: il s’y inspire de l’Italien Mascardi et, peut-être, de la traduction de Bouchard, libertin érudit, auteur établi à Rome de polissonnes Confessions . Ce récit, connu très vite par des copies manuscrites – plus subversives que le texte imprimé (1665), et découvertes il y a peu –, inquiète Richelieu. Décrivant la conduite de Fiesque, Gondi prouve qu’il connaît la leçon de Machiavel, et il en démontre l’efficacité: «Les scrupules et la grandeur ont été de tout temps incompatibles.» Le rapprochement de cette adaptation avec ses modèles permet de saisir quelle part personnelle entre dans l’interprétation du sujet: sous les prétextes spécieux de l’histoire affleurent sans cesse les tumultes de la conspiration et son apologie. Qu’importe le succès funeste de Fiesque! Gondi conclut (1639): «Son procédé haut et élevé et les grandes vertus dont il a toujours fait profession nous justifieront que la couronne et le sceptre étaient moins l’objet de son ambition que l’honneur.» Œuvre étonnante, prémonitoire programme de vie, où, à chaque ligne, l’autobiographie du mémorialiste perce sous l’«héroïsation d’un factieux». La Conjuration , au début d’une vie, porte autant de rêves que La Vie du cardinal de Rais à sa fin: l’impatience, simplement, y préfigure le souvenir.1648: la Fronde éclate. C’est que la Constitution est en cours de transformation: selon le statut coutumier du royaume, fils de France et princes du sang avaient alors le droit de conseiller le roi, de participer au gouvernement. Dès Henri IV et, a fortiori, sous les régences, le roi – ou la régente – gouverne avec des hommes de son choix, sans considérer les droits héréditaires des anciennes familles; les membres de celles-ci se jugent lésés, tentent de s’imposer par un plus grand dévouement au roi ou par la révolte. Le Parlement s’émeut, et tous les ordres: officiers de justice et de finances contre intendants, petit peuple à la vie précaire. Gondi, «très emporté et très séditieux» contre Mazarin, élit la rébellion, s’avoue l’auteur de féroces pamphlets parmi les milliers que génère la Fronde, Ces écrits de circonstance font entendre Gondi, justifient l’engouement du public pour son prêche, témoignent de sa tessiture, du burlesque Manifeste du duc de Beaufort à la solennelle Remontrance au roi ; désormais cardinal de Retz, il est néanmoins arrêté (1652), incarcéré. Noblesse et Parlement ont perdu pouvoirs et illusions; la mode des cardinaux-ministres est passée.Après la «liberté recouvrée» (1654), ce sont les années d’exil: Retz aborde au rivage italien, participe à son premier conclave (1655); pressé de quitter Rome (1656), il mène alors une vie errante, puis s’établit à Commercy (1661); considéré comme papabile , il assiste à un deuxième conclave (1667), puis à un troisième (1669). Retiré à Saint-Mihiel (1675), il écrit ses Mémoires, dédiés à Mme de Sévigné, et se rend à un dernier conclave (1676). Il meurt, est inhumé à Saint-Denis: son tombeau s’y voit toujours, inviolé.Quelque quarante ans après, les Mémoires du cardinal de Retz sont imprimés à Nancy (1717). Œuvre impure: le littéraire fuit les pages historico-politiques; l’historien suspecte le livre de – trop – belle invention. D’où cet éternel exil où, malheureusement, Retz est, aujourd’hui encore, resserré.Du théâtre du monde au théâtre de la conscienceCe siècle capital, où la France passe de la féodalité au monde moderne, est le décor de Retz. Il distingue trois parties dans les Mémoires , correspondant aux trois temps de sa vie. La première: «Je n’ai été jusques ici que dans le parterre [...], je vas monter sur le théâtre»; la seconde: «Je vas travailler au reste du compte que je vous dois de ma vie: et qui en contiendra la troisième et dernière partie»: ce qu’il a vu; ce qu’il a fait; ce qu’il a été.Retz est historiographe et autobiographe: il s’agit pour lui de «donner l’histoire de [sa] vie». Le titre, Vie du cardinal de Rais , est écrit bellement, de sa main, dans le manuscrit. Et, ô paradoxe! Narcisse se mirant a besoin du poids de l’histoire: d’où le point de perspective personnel, le gauchissement des faits, les silences. Car cet énorme livre recèle des lacunes: l’information semble abondante, elle est incomplète: sans archives, Retz puise dans ses souvenirs fatalement pâlis, et ne fait rien pour pallier les blancs. Sa source, unique, est le Journal du Parlement (1648-1652), qui lui fournit matériaux bruts et stimulus nécessaires.L’intérêt historique de Retz réside dans ce don de restituer le climat particulier à la Fronde, les motivations des acteurs: par amour de la gloire, par orgueil de la grandeur, tous luttent contre le pouvoir, rêvent de l’incarner, de monter le plus haut possible dans la hiérarchie des conseils. On mesure la puissance, et le péril pour le pouvoir royal, que représentent ces attitudes aristocratiques: chaque grand a ses fidèles, qui lui assurent leurs propres alliés, formant ainsi une chaîne, une armée de suivants voués corps et âme au maître dont ils sont les créatures. Les Mémoires demeurent essentiels pour explorer la face cachée de la Fronde, dénuder les mécanismes cruels du destin et du cœur.Retz a compté sur son action pour ériger sa statue: pour son malheur et pour sa gloire, il voit son avenir politique limité aux murs d’un donjon; or la figure de l’écrivain va se dresser sur le piédestal du factieux, que ses conclaves même n’eussent suffi à sauver de l’oubli: tout écrit autobiographique fait méditer sur le sens d’une vie, sa dérision.L’autre intérêt des Mémoires est celui-ci: son alchimie qui fait qu’en un «or pur» le «plomb vil» est changé. Au moment où le jour bascule dans la nuit, Retz se retire, proche de l’abbaye de Saint-Mihiel, et se livre à une passionnée quête du moi: «Je trouve une satisfaction sensible à me développer [...], à vous rendre compte des mouvements les plus cachés et les plus intérieurs de mon âme.» Car son désir d’agir pour le bien d’autrui n’a jamais été grand; ce prince des égotistes s’intéresse au bonheur d’un seul être: lui-même. Écrivant «dans un présent éthique ou hors du temps» (Cressot), il prolonge les mirages qui l’ont tant ébloui; il se fait le spectateur de soi et recompose en destin le cours de sa vie pour échapper aux déceptions du bilan: s’il n’a pas cru toujours, souvent il a été dupe; ses martingales infaillibles n’ont jamais piégé le réel; il idéalise, mais il a sous-estimé.Vingt ans après son évasion, il revit l’élan jubilatoire: Saragosse, Majorque, Tusculum lui sont alluvions de grande mémoire; la beauté des sites le fascine encore, si vive est sa sensualité, si fondamental son optimisme. Au souvenir, Retz mêle le rêve: son récit est gonflé d’espoirs, comme si l’écrivain s’était installé sur une île «u-topique», dérivant entre réel et imaginaire. Sa vie, écrite selon ses rêves, prend forme. Le dessein délibéré d’une composition tripartite du livre atteste le besoin nostalgique de trouver un ordre à son existence. Ainsi, l’échec de la vie, généralement considéré comme une déroute, devient expérience singulière et victoire.Le manuscrit original, emporté aux Amériques au XIXe siècle, puis rapporté (on ne sait rien de cette odyssée), est désormais à la Bibliothèque nationale: c’est un document exceptionnel, rédigé d’une forte écriture, élégante, jaillissante, triomphalement ascendante, mais aussi présentant des ratés. Document émouvant, car le trait, en rapport avec le rythme vital, est immobilisé à jamais, semblable à un électroencéphalogramme, et aussi aisé à lire. Et voilà que le manuscrit de Retz se met à ressembler à la vie de Retz: il est, à son image, double, troublant, envoûtant.Le cardinal de Retz aura lutté, vainement, pour s’imposer, conquérir, mais il n’a perdu pied dans la réalité que pour laisser sa trace fascinante, manquée, triomphale; proscrit, failli, vieilli, troquant contre une plume l’épée des Gondi et le poignard du coadjuteur, il retrouve l’ordre de ses origines, sécrétant une prose altière de «si peu d’art», une prose aristocratique.
Encyclopédie Universelle. 2012.